Les notaires sonnent l'alarme sur la donation avec réserve d'usufruit
Des notaires ont sonné l'alarme. Ils ont fait valoir que, avec ce nouveau texte, la donation avec réserve d'usufruit, une opération très courante, devient illégale.
La donation avec réserve d'usufruit consiste pour un parent à donner un immeuble à son enfant, en se réservant le droit de conserver l'usage du bien pendant le reste de sa vie.
Ce dispositif est très recommandé par les notaires car, pour d'obscures raisons juridiques, il permet de faire une belle économie d'impôt.
En effet, quand il y a une réserve d'usufruit, les droits de donation sont calculés en faisant abstraction de la valeur de l'usage que se réserve le donateur. Au décès, le droit d'usage est transmis à l'enfant, sans aucun droit à payer, ce qui est sympathique, mais sans que cet avantage fiscal indirect ait été envisagé par le législateur.
Bien sûr, la donation avec réserve d'usufruit présente aussi un intérêt juridique. Elle permet notamment de conserver l'usage du bien. Mais il faut être honnête, l'avantage principal de la donation avec réserve d'usufruit, c'est l'avantage fiscal.
Dans la plupart des cas, s'il n'y avait pas l'avantage fiscal, les parents resteraient propriétaires jusqu'à leur mort et ne feraient pas cette pseudo donation. Les éminents auteurs qui prétendent que la donation avec réserve d'usufruit présente de toute façon un intérêt juridique supérieur à l'intérêt fiscal sont des rigolos.
Donc, avec la nouvelle définition de l'abus de droit, les notaires devraient-ils arrêter de faire des donations avec réserve d'usufruit puisque l'intérêt principal de ce type de donation est l'avantage fiscal ?
A mon avis non.
En effet, la nouvelle définition de l'abus de droit conserve en l'état la deuxième condition de la fraude à la loi : un acte contraire à l'intention du législateur.
Une opération est considérée comme illicite, si elle est faite pour un motif principalement fiscal, et non plus seulement exclusif comme auparavant, mais aussi seulement si elle est faite pour contourner l'esprit du texte de loi.
Donc, pour contrer un schéma d'optimisation fiscale, l'administration devra toujours prouver que ce schéma est contraire à l'intention du législateur.
Selon moi, il est fort probable que le juge fiscal adaptera la réforme de l'abus de droit en s'attachant à retenir une définition très restrictive d'atteinte à l'intention du législateur.
Cette nouvelle définition de l'abus de droit va obliger les juges à mieux définir la notion d'opération contraire à l'esprit du texte.
Jusqu'à présent, les juges avaient une tendance naturelle à définir très largement cette notion d'acte contraire à l'esprit du texte.
Dès qu'un acte était artificiel et exclusivement, ou presque exclusivement, motivé par un objectif fiscal, il était qualifié d'abus de droit. Le juge considérait facilement que l'acte était directement contraire à l'esprit du texte, sans trop chercher à définir sérieusement le fameux esprit du texte.
C'était le critère sacrifié, avec la réforme cela devient le critère privilégié.
Désormais, le Conseil d'Etat va devoir développer une théorie très sophistiquée du comportement contraire à l'esprit du texte en matière fiscale.
Ce ne sera pas facile car, très souvent, les textes fiscaux sont votés sur la base d'objectifs incertains, mal définis et même très souvent mensongers, notamment parce que les parlementaires qui votent les lois fiscales ont une connaissance très limitée du droit fiscal.
Ne comprenant rien au droit fiscal, les parlementaires seraient bien en peine de définir correctement l'esprit du texte qu'ils votent.
La loi fiscale a souvent peu d'esprit, ou pire, un esprit tordu.
Et bien le juge fiscal devra faire avec, comme il le fait déjà de toute façon.
Le juge devra rendre intelligent le texte fiscal et lui trouver un sens raisonnable.
Après avoir trouvé, ou inventé, le sens du texte fiscal, il vérifiera que le schéma contesté ne vise pas à contourner ce sens.
Il reste que cette réforme de l'abus de droit est justement une nouvelle illustration de l'incompétence des parlementaires.
Tout d'abord, une fois de plus, la réforme est une nouvelle illustration d'un grand principe parlementaire en matière fiscale : pourquoi faire simple quand on peut faire très compliqué ?
En effet, l'abus de droit nouveau ne remplace pas l'ancien, qui perdure avec une définition plus restrictive et des sanctions plus lourdes.
Désormais, il y a deux niveaux d'abus de droit.
D'une part, il y a l'abus de droit simple avec le motif principalement fiscal.
D'autre part, il y a l'abus de droit strict avec le motif exclusivement fiscal.
Mais ce n'est pas fini.
Il y a aussi maintenant de nombreux abus de droit spécifiques à divers textes.
Donc, la grande difficulté pour les fiscalistes sera de comprendre l'articulation de tous ces textes, qui ont à peu près la même finalité, mais pas tout à fait, et qui n'ont ni les mêmes procédures, ni les mêmes sanctions. Cela fait beaucoup de travail en perspective pour les agents des impôts et leurs amis, les avocats fiscalistes et les juges fiscaux. Seuls les contribuables sont perdants.
Cette nouvelle définition incertaine de l'abus de droit rajoute encore à la complexité du dispositif et à l'arbitraire de la mesure.
Puisqu'il est à la mode de se prendre pour Jupiter, je vais donner des conseils aux députés, au Conseil Constitutionnel et au Conseil d'Etat.
Mes conseils aux députés
Il serait bon de former les députés qui manquent cruellement de connaissance technique et notamment en matière juridique. Je leur propose une petite initiation au concept d'arbitraire.
Il y a un principe de base en matière de droit, c'est la nécessité d'avoir des principes juridiques, à la fois clairs et faciles d'application. Sinon il y a risque d'arbitraire, ce qui est le contraire de l'état de droit.
Prenons un exemple facile à comprendre pour tous, même pour un député moyen, le code de la route.
Pour éviter les accidents de la route, il paraît judicieux de réduire la vitesse des automobilistes.
Une solution simple serait d'indiquer que chaque automobiliste doit rouler à une vitesse raisonnable.
Mais une telle solution serait une formidable source d'arbitraire car chacun aurait sa définition du concept et s'il est possible de penser que 95 % des automobilistes conduiraient tous effectivement à une vitesse raisonnable, 5 % auraient une tendance naturelle à retenir une définition très originale de la notion et rouleraient beaucoup trop vite.
Donc le code de la route a fixé une vitesse limite à 80 km/h (je sais cette limite est trop faible mais c'est un autre débat).
Le gros avantage d'une règle fixant une vitesse limite, c'est qu'elle est simple, facile à comprendre, et surtout facile à sanctionner.
Il n'y a pas d'arbitraire.
Alors, bien sûr, fixer une règle simple n'a pas que des avantages. La simplicité est aussi une source d'arbitraire.
Elle est trop simple car il y a bien des cas où il paraît absurde de limiter sa vitesse à 80 k/h (et même à 90 km/h), quand par exemple il fait beau, que la visibilité est maximale, que la route est sèche, que la route est droite, qu'il n'y a pas de circulation et qu'il n'y a pas de croisement en vue.
Mais il faut bien fixer une règle simple pour réduire la vitesse des automobilistes et il faut une règle simple facile à comprendre et à appliquer. Il vaut mieux une règle simpliste et un peu niaise, facile à comprendre et à appliquer, qu'une règle sophistiquée, incertaine et subjective.
Précisément le nouvel abus de droit sera une formidable source d'arbitraire
En effet, tout d'abord, il faut dire que le concept de motif principalement fiscal est proche du grand n'importe quoi. Comment définir en effet ce qui est principalement fiscal dans une intention ? Comment savoir, entre deux motifs importants, lequel est prépondérant ?
Lorsqu'un contribuable fait une SCI pour transmettre un patrimoine fiscal à ses enfants en optimisant le coût fiscal de la transmission, qu'est ce qui est prépondérant pour le contribuable, le motif juridique ou le motif fiscal ? Même le contribuable lui-même serait bien incapable de répondre.
Ensuite le concept de schéma contraire à l'esprit du texte est lui aussi une énorme source d'arbitraire.
Comme je l'ai déjà expliqué, la notion d'esprit du texte est un concept très vague et qui peut donner lieu à de nombreuses positions divergentes, toutes également légitimes.
Par ailleurs les députés confondent la fraude fiscale et l'optimisation fiscale, un peu comme les religieux fanatiques confondent la morale sexuelle et le droit civil. Il y a des choses douteuses au plan moral qui ne doivent pas être condamnées par la loi. Mais je ne vais pas développer ce sujet car ce serait trop long.
L'abus de droit est la roue de secours des mauvaises lois fiscales. C'est parce que la réglementation fiscale est mal rédigée par des députés incompétents et mal suivie par un ministère des finances peu réactif que la théorie de l'abus de droit a été développée par les juges. Si la loi fiscale était simple et claire, elle ne serait pas contournée par des petits malins. Il n'y a pas d'abus de droit possible pour dépasser la vitesse limite.
Mes conseils au Conseil Constitutionnel
De manière incroyable aucun député ni aucun sénateur n'a cru utile d'interroger en amont le conseil constitutionnel pour savoir si la nouvelle définition de l'abus de droit était constitutionnelle ou pas.
Donc il faudra attendre quelques années pour que la question de la constitutionnalité de ce texte soit posée au Conseil constitutionnel par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dans le cadre d'un litige survenant entre l'administration et un contribuable.
En attendant, l'incertitude sur la constitutionnalité, et donc l'arbitraire, décidément encore lui, va perdurer.
Si j'étais juge constitutionnel quelle serait ma position ?
Je déclarerais le texte constitutionnel avec des réserves d'interprétation pour le rendre applicable.
Tout d'abord je dirais que le texte serait anticonstitutionnel en l'état, car, en cas d'application sans réserve, il aboutirait à créer une trop forte incertitude sur le régime légal applicable et mettrait en place un régime arbitraire aboutissant nécessairement à une atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la loi.
J'indiquerais que le texte peut toutefois être considéré comme constitutionnel sous deux réserves d'interprétation.
La première réserve serait que le motif principalement fiscal soit réinterprété comme étant un motif très majoritairement fiscal, ou presque exclusivement fiscal.
La deuxième réserve serait que la notion de volonté du législateur (esprit du texte) soit interprétée restrictivement, en ce sens que seule la volonté du législateur clairement exprimée et en pleine cohérence avec la lettre du texte puisse être retenue pour qualifier un schéma d'abusif.
Il me paraît peu judicieux que les propos démagogiques des ministres ou des parlementaires, même immortalisés dans le journal officiel des débats, puissent se retrouver comme fondement du droit positif.
Je me rappelle par exemple de la présentation faite par Nicolas SARKOZY, à l'époque ministre des finances, des objectifs de la réforme fiscale instaurant le régime d'exonération des petites activités prévu à l'article 238 quindecies du CGI (et toujours en vigueur à ce jour).
M. SARKOZY avait indiqué devant l'Assemblée Nationale que ce régime était institué pour lutter contre l'envahissement des centres villes par les agences bancaires et les agences immobilières et pour protéger les commerces de bouche. Or le texte prévoyait en fait une exonération générale pour toute cession d'entreprise et pas seulement pour les commerces de bouche. L'intention affichée du ministre n'avait qu'un lointain rapport avec le texte réel. Dans ces conditions, comment se baser sur cette intention affichée et en faire une base du droit positif ?
Je propose de citer les propos de M. SARKOZY (sortez les mouchoirs) :
"La question du petit commerce en centre-ville nous préoccupe tous. On a assisté, depuis une vingtaine d'année, à une dévitalisation du centre de nos villes parce que les petits commerçants et les artisans ont disparu les uns après les autres. (…) Si les petits commerces disparaissent, c'est tout simplement parce que leurs propriétaires, qui ont travaillé dur toute leur vie, jouent leur retraite au moment de la vente de leur fonds de commerce. Nul ne peut leur faire reproche de vouloir vendre au plus offrant dans la mesure où personne ne viendra les aider pour leur retraite, mais force est de constater qu'un commerçant de bouche ne pourra trouver un repreneur dans la même activité et qu'il y a donc toutes les chances qu'il soit remplacé par une succursale bancaire, une compagnie d'assurance ou une agence immobilière.
Nous proposons donc une mesure simple qui vise à rétablir la concurrence entre les différentes catégories d'acheteurs." (AN séance du 24 juin 2004).
Aux sénateurs, le ministre a indiqué :
"Le problème soulevé est considérable, Mesdames, messieurs les sénateurs, la vie d'un commerçant peut se décrire très simplement : une femme ou un homme travaille durement toute sa vie et joue sa retraite, ou plus exactement le confort de celle-ci, sur la vente d'un fonds de commerce. Si la vente est bonne, la retraite sera confortable ; si la vente est médiocre, la retraite sera chiche. Telle est la réalité des choses !
Au moment du départ à la retraite, que se passe-t-il concrètement, s'agissant notamment des commerces de bouche ? Si le commerçant qui part à la retraite reçoit une proposition d'une banque, d'une agence immobilière ou d'une compagnie d'assurance, de 30 % à 40 % supérieure à l'offre que peut lui faire un jeune candidat à l'installation – poissonnier, boulanger, boucher -, il vendra son fonds à la banque, à l'agence immobilière ou à la compagnie d'assurances, c'est-à-dire exactement ce que nous ferions à sa place !
En proposant l'exonération des plus-values professionnelles et l'exonération des droits de mutation, nous voulons rééquilibrer les forces entre, d'une part, les activités de proximité, et, d'autre part, les compagnies d'assurances, les banques, les agences immobilières, toutes entreprises estimables par ailleurs". (JO Débats Sénat 15 juillet 2005).
Je pense que ce baratin est un bel exemple de propos faux sur l'esprit du texte puisque le texte voté prévoit une exonération bien plus large que la vente de la boucherie à une agence immobilière au moment du départ à la retraite du boucher.
Très souvent les textes fiscaux sont présentés par le ministère de façon malhonnête. La langue de bois, la démagogie et l'effet d'annonce sont des uages courants. Le juge doit les écarter de sa recherche de l'esprit du texte.
Mes conseils au Conseil d'Etat
Si j'étais le Conseil d'Etat, je conserverais le contrôle des juges du fond au titre de la mise en œuvre de nouveau régime d'abus de droit.
Je vérifierais, d'une part, que le juge du fond a bien qualifié l'existence d'un motif très majoritairement fiscal et qu'il a bien démontré l'atteinte à une volonté du législateur clairement exprimée et conforme à la lettre du texte.
S'agissant du critère de l'atteinte à la volonté du législateur, je propose la grille de lecture suivante.
S'agissant d'un texte fiscal dont l'objectif est précis et incontestable, par exemple un texte qui accorde un crédit d'impôt pour financer un comportement comme installer du double vitrage, le Conseil d'Etat pourra vérifier à chaque fois si le schéma du contribuable viole ou non cet objectif précis et conforme au texte voté. Bien sûr il n'y aura pas d'abus de droit à réaliser l'opération souhaitée par le législateur en vue principalement de bénéficier du crédit d'impôt.
S'agissant d'un texte fiscal dont l'objectif est d'accorder un avantage fiscal comme une exonération de plus-value, le Conseil d'Etat devra vérifier que le schéma mis en place n'aboutit pas à violer habilement les conditions imposées du régime d'exonération ou s'il ne faut pas relever l'existence de conditions implicites manifestes (mais oubliées par le législateur).
S'agissant d'un texte fiscal plutôt neutre, le Conseil d'Etat devra s'attacher à définir l'effet principal de la mesure, et ensuite éventuellement considérer comme abusif un schéma qui permet de contourner cet effet.
Mais en aucun cas, le Conseil d'Etat ne devra faire référence aux états d'âmes, effets d'annonce et autres déclarations d'intention politiciennes des parlementaires et des ministres rapporteurs figurant notamment dans les débats parlementaires. En effet, ces affirmations péremptoires et "hors sol" ne peuvent sérieusement servir de source de droit.
Que l'abus de droit puisse servir de roue de secours au législateur maladroit est une chose, mais qu'il transforme en loi applicable les propos insensés en est une autre. Ce qui se dit à la buvette doit y rester.
Je propose également un nouveau critère de l'abus de droit : l'usage.
Lorsqu'un avantage fiscal existe depuis très longtemps, qu'il a déjà profité à de nombreux contribuables comme motif principal d'une opération, et qu'il n'a pas été remis en cause par le législateur, il ne doit pas être considéré comme un motif fiscal principal répréhensible.
Autrement dit, il doit y a voir une forme d'incorporation de facto d'un régime de faveur dans le droit fiscal quand ce régime de faveur existe depuis longtemps et sans contestation.
L'intention du législateur n'a jamais été de remettre en cause l'avantage fiscal de la donation avec réserve d'usufruit. C'est donc en fait que cet avantage fiscal est licite et de facto intégré dans le droit fiscal, même quand c'est le motif principal de l'opération.
Le juge dira que ce type d'opération n'est pas un abus de droit car la loi a toujours admis que la récupération de l'usufruit au profit du nu-propriétaire au décès de l'usufruitier n'est pas une transmission taxable et la loi a toujours considéré cet avantage fiscal comme une conséquence normale du régime légal.
Intégrer l'usage comme critère de l'abus de droit peut paraître étonnant mais en fait il est conforme au caractère moral du concept. Le juge doit intégrer les mœurs fiscales du moment pour prendre position.
Denière minute connue après la publication de cette note : le ministère des finances est d'accord avec moi, l'avantage fiscal de la donation avec réserve d'usufruit n'est pas contraire à l'intention du législateur. Voir le communiqué de presse